Ukraine


Ci-après une analyse sur la situation en Ukraine. Analyse en date du 04 mars 2014, réalisée pour le compte d’autorités politiques, expliquant le délai entre l’analyse et sa publication dans mon blog.

Depuis samedi 1er mars, les événements se sont accélérer en Ukraine. Le premier point important est la prise de contrôle de la Crimée par des soldats russes. Le second, amplifié depuis hier, est le soulèvement des populations russes, russophones dans la partie Est du pays. Le nombre de mairie où le drapeau russe a été installé est ici significatif. Dans certains cas, à Donetsk et à Kharkov, on a assisté à des manifestations de très grandes ampleurs … voire à des volontés de sécessions. Ces manifestations tant populaires que politiques, en particulier avec le drapeau russe, dessinent la carte d’une partition possible
Ces manifestations, et ces installations de drapeaux russes, alors que jusqu’à maintenant l’armée russe n’est présente qu’en Crimée montrent que ce ne sont pas seulement les russophones au sens strict qui ont ainsi manifesté leur défiance par rapport au pouvoir de fait en place à Kiev.

Cette diversité de l’Ukraine, qui recoupe une diversité ethnique, est le produit de l’Histoire. L’Ukraine actuelle n’est pas l’Ukraine soviétique des années 1920 et 1930. Il lui a été rattaché des territoires polonais, hongrois, roumains et slovaques en 1939 et 1940, mais aussi la Crimée, « donnée » dans le cadre de l’Union soviétique par la Russie. Cette hétérogénéité se reflète dans la pratique, héritée des temps soviétiques, de distinguer la citoyenneté et la nationalité.
On doit ensuite prendre conscience de qui sont réellement les militants de « Pravogo Sektora » et du parti « Svoboda », deux organisations minoritaires mais extrêmement actives dans le mouvement de Maïdan, et qui ont pris la direction de ce mouvement au début de février. Les dirigeant de « Svoboda » dénoncent ce qu’ils appellent la « mafia judéo-russe ». Ces militants, ainsi que ceux du « Pravogo Sektora » ont repris à leur compte le slogan classique de l’antisémitisme en Russie, l’adaptant pour les besoins de la cause « Bat les juifs et sauve l’Ukraine ». Or, ce sont avec des dirigeants de ce parti, que les dirigeants européens, dont Mme Ashton, responsable de la diplomatie de l’Union Européenne, ont choisi de s’afficher à Kiev.

Comprenons bien le « paysage d’arrière-plan » : la politique de restauration de la puissance russe (impériale) de Vladimir Poutine ; qui ne peut se faire qu’en opposition vis-à-vis des puissances occidentales. Certes, nous pouvons y superposer différents calques (énergétique, jeux de puissances, fin de période de transition, recomposition des équilibres, calque historique des deux Ukraines…) mais l’essentiel est là : la Russie n’entend pas perdre une partie de son glacis face à une Union européenne plus que jamais impuissante et divisée et des Etats-Unis politiquement dépassés et stratégiquement inquiets.
Avec la « révolution de Maidan », Vladimir poutine a perdu à Kiev. Il a donc repris l’initiative en Crimée et s’est mis en position de force. Et nous nous en étonnons ? Il « joue » à la façon russe : le « fait accompli » ferme, sans se cacher, mais sans provoquer de combat tout en démontrant si nécessaire ne pas les craindre. Nous avons incité les Ukrainiens à se rapprocher de l’Union européenne afin (aux yeux des russes) de changer de camp. Quelle légèreté stratégique. Alors nous oscillons entre une position de vierge effarouchée et celle de va-t’en guerre démocratique sans omettre au passage celle de certains de nos responsables politiques du soutien indéfectible soit aux Etats-Unis soit à la Russie…
Nous menaçons la Russie de sanctions que nous Européens ne pouvons assumer, ce qui n’est en réalité que gesticulation stratégique : l’Union européenne n’a pas les moyens de « suivre » la Russie dans cette ligne tandis que les Etats-Unis n’en affiche pas l’ambition. Il doit être évident que la Russie estime qu’une ligne rouge a été franchie et que ses intérêts sont menacés. Certes, elle connaît une vraie faiblesse : celle des marchés financiers, mais Vladimir Poutine l’a déjà intégré. De là, sa position en conférence de presse plutôt conciliatoire.
Notre intérêt est de stabiliser cette région, qui est aussi une « marche » de l’Union. Nous pouvons aller plus loin. Nous avons un intérêt commun avec la Russie, y compris à la désescalade. Par ailleurs, personne ne veut réellement se « fâcher » avec Poutine et la Russie, ayant trop besoin de son concours sur différents sujets (Iran, Syrie).
Mais, la position française a été affaiblie. Il y a trois semaines en réunion des directeurs du Quai, Laurent Fabius avait clairement exprimée sa volonté de faire tomber le régime ukrainien… et ce à l’inverse de la position de nos homologues allemands… Ces derniers, à la fois beaucoup plus en phase avec la réalité du terrain et possédant de bonnes relations avec les dirigeants russes, ont proposé à la Chancelière allemande de jouer les médiatrices. Ce qui fut fait. L’Allemagne, idéalement placée au centre du jeu (ce que nous disions déjà dans notre dernière note) a donc pris la main en définissant une forme de dialogue (que Laurent Fabius tente de reprendre à son compte). Il est vrai que de tous les pays européens, l’Allemagne semble être celui ayant le plus à perdre…
Ce qui implique que l’initiative ne peut venir que de l’Union européenne, suivie et appuyée en cela par les Etats-Unis. Et là, les autorités actuelles à Kiev ne sont clairement pas au niveau (que penser de la suppression du statut de seconde langue –langue régionale – à la langue russe ?).

Par ailleurs, nous avons là le premier « retour de bâton » de nos propres excès de politique étrangère : comment condamner demain une indépendance de la Crimée voulue par les Criméens lors d’un référendum à venir alors qu’il s’agit justement de la solution que nous avons appliquée et imposée il y a peu au Kosovo créant en cela un des premiers précédents stratégiques fâcheux (la Libye en est un autre) que nous aurons à gérer… Le jeu des minorités ne s’en trouvent que renforcée pour les années à venir. De là aussi, constatons le renouveau des sphères d’influences et celles des souverainetés limitées (demain celle de la France ?)
Quel intérêt l’Union européenne a-t-elle d’agrandir ses frontières : aucun. Son périmètre actuel (Turquie ?) peut être considéré comme définitif, ce qui n’exclut pas l’établissement de relations politiques et économiques serrées avec un pays qui n’en fasse pas partie. Bien entendu cela sera considéré par les Russes comme une victoire. Et alors ? Il est nécessaire de renforcer les liens politiques et économiques avec les Russes. Cela ne peut passer par une humiliation en Ukraine.
Notre diplomatie (Française et Européenne) a préféré entrer dans une seringue de telle sorte que la sortie de crise soit un noeud gordien qui ne sera tranché que par la défaite… mais de qui ? Quel jeu ont joué les puissances occidentales pour que la communauté européenne en soit au point de forcer la Russie à plier, mais qui en paiera le prix ?
Quel rôle pour la France ? Il ne faut pas oublier que la relation FH/VP est mauvaise depuis le début. L’activisme du ministre des Affaires Etrangères doit être canalisé et surtout coordonné avec celui de ses homologues en pointe sur le dossier (Allemagne, Pologne, …) et avec l’UE quitte à rester un peu en retrait (tant pis pour l’ego national). L’agitation brouillonne et démagogique de nos flambeaux nationaux (BHL, …) doit absolument rester sous contrôle.

Cela dit, crise = risques : quels sont-ils ?
– Le dérapage sur le terrain : ouverture du feu, provocation, etc. Ne pas sous-estimer ce risque. La situation peut sortir très vite du contrôle. Au bout, …la guerre même si personne n’en veut ?
– – l’engagement européen au-delà du raisonnable : ne pas donner au pouvoir à Kiev des illusions sur ce que l’UE peut/veut faire. Je ne suis pas convaincu de l’adhésion des 28 et encore moins des opinions publiques (à la veille des élections européennes?) à un accord d’association avec l’Ukraine. Quant à un soutien financier, par les temps qui courent ? Et de toute façon, cela prendra du temps (en années, cf. la Serbie !).
– – le couplage UE-OTAN : très mal perçu à Moscou. A éviter autant que faire se peut (cela dépend de nos amis américains entre autres mais pas seulement). Mais après Danzig, qui veut mourir pour Sébastopol ?
– – la gestion de nos différents accords industriels avec l’industrie de défense russe (BPC/DCNS St-Nazaire) et autres programmes ; y compris dans une dimension export vis-à-vis d’autres pays (Brésil, Inde, Arabie Saoudite). Quelles réactions de ces derniers pays si nous « revenons » sur certains de nos accords avec les Russes ?
Enfin, faire le tri à Kiev entre qui est présentable ou pas (il y a quand même quelques questions à se poser) et avec quelle crédibilité dans l’opinion publique locale ?

Quelles solutions ?

Au final, trouver un deal sauvant (à peu près) la face de tous les acteurs : Russie/Ukraine mais aussi, UE/Russie, et USA et +++? Pas de solution facile, solution clé en main, mais je reste convaincu que nous sommes tous entrés (depuis 2008) dans une grosse zone de turbulences.
D’abord arrêtons de parler de solution politique. Pour rappel, la guerre est une solution politique… Donc contentons-nous d’envisager et de travailler à des solutions diplomatiques.
Ensuite, la solution idéale serait de doter l’Ukraine d’un statut de neutralité stratégique (hors de toute alliance militaire et économique) mais des relations économiques approfondies tant avec la Russie qu’avec l’Union européenne. Cela tout en accordant un statut de large autonomie pour la Crimée (ce qui permettrait de conserver l’intégrité territoriale de l’Ukraine) vis-à-vis de l’Etat Ukrainien (avec le risque qu’à terme cela ne débouche bel et bien sur l’indépendance de la Crimée).