Désinvolture stratégique…


Oui, l’utilisation d’armes chimiques est une ignominie qu’il convient de condamner. Mais il faut être réaliste : s’interroger d’abord sur la réalité du conflit syrien (guerre entre grandes puissances au travers des Syriens) ; s’interroger sur les Etats intervenant de part et d’autre et leurs motivations (et constater malheureusement que pour nombres d’entre eux il s’agit avant tout de soutenir des mouvements djihadistes que nous combattons ailleurs dans le monde, notamment au Mali et la bande sahélienne) ; s’interroger sur l’origine de l’attaque (sur les frappes elles-mêmes, il existe peu de doute sur leur réalité (encore que…!), un peu plus sur leur ampleur et beaucoup plus sur leur provenance ; ensuite sur les dispositif légaux permettant une intervention (à force d’intervenir partout sans jamais respecter le droit international que nous avons mis en place, ne soyons pas étonnés demain de le voir se retourner contre nous et nos propres intérêts); mais plus encore les objectifs de ces actions de force militaire. Ces objectifs ne peuvent être que politique.
Quel est notre objectif politique ? Affaiblir Assad ? Le forcer à partir ? Mettre en place un autre pouvoir politique ? En ce cas, lequel ? Qui soutenons-nous ? Comme si le camp en face de Assad était homogène (laïcs, musulmans, salafistes, djihadistes, takfiristes, …) Allons-nous favoriser une partition du pays (une région kurde à l’est, une réduit alaouite fidèle au clan Assad à l’ouest dans une région allant de Damas à Homs, une région arabe sunnite (Alep – > Euphrate), des minorités éparses et condamnées (notamment les minorités chrétiennes) ?
La force militaire ne vient que pour mettre en œuvre des moyens militaires permettant la résolution des objectifs politiques ! Dans ces conditions, l’emploi de la force comme toujours doit être subordonné à une définition claire de l’objectif et de l’end state que l’on veut atteindre, c’est-à-dire de ce qui définira si oui, ou non, l’objectif politique est atteint. Dans le cas du dossier syrien, quels peuvent être les objectifs ?
– le respect du droit international (traité de non prolifération chimique ) ? Mais alors, il convient de respecter le droit dans tous les aspects (la question de la légitimité de l’intervention) ;
– la logique de la « punition » (dont j’ai du mal à comprendre la traduction en termes de stratégie ?). Mais le bon sens et l’expérience nous apprennent que punir une fois est rarement suffisant ;
– la changement de régime politique en Syrie (avec le départ de B. el Assad) ? Mais dans ce cas, pour le remplacer par quoi et avec quelle garantie de succès (Cf., le cas libyen) ? Ce que l’on sait de la rébellion et de ses évolutions récentes n’est guère encourageant ;
– il y a d’autres options, mais je ne les ai pas tellement vues exprimées ? Garder Assad mais empêcher l’emploi d’armes chimiques ? En fait cela revient à admettre que mourir (même en masse) sous les obus conventionnels et le tir des mitrailleuses est « acceptable » mais pas sous les bombes chimiques ? Etablir une administration internationale ? Mais on est reparti pour vingt ans !
Et ne pas tout mélanger : le Président déclare privilégier dorénavant une solution politique. Mais la guerre est aussi une solution politique ! En réalité, il nous faut chercher une solution diplomatique.
Très clairement notre Président a un problème Assad, global et personnel bien avant les armes chimiques aboutissant à sa surprenante déclaration lors de la conférence des ambassadeurs d’août 2012 : « Bachar Al-Assad doit partir. Il n’y a pas de solution politique avec lui »… Nous sommes bien là, déjà, dans l’affirmation d’une volonté de « regime change » à la libyenne. Les déclarations de François Hollande sur l’utilisation des gaz le 21 août 2013 lui ont fait franchir un seuil. Difficile de reculer. Dès lors apparaît la volonté politique de François Hollande de « punir ». Notre objectif politique serait de punir ? De mener des opérations militaires punitives ? Très surprenant concept. Très difficile application opérationnelle au-delà de simples frappes médiatiques.
Si Bachar doit partir ce ne peut être qu’à la fin d’un processus de transition politique et absolument pas en préalable. L’utilisation d’armes chimiques ne procède que peu d’une appréciation juridique mais uniquement d’appréciation morale. L’attaque a-t-elle été ordonnée par Bachar el Assad ? Pour rappel, les échantillons analysés par la France n’ont révélés que de très faibles doses de gaz sarin, même si le gaz s’affirme comme complexe et mortel. A l’inverse les échantillons américains révèlent de fortes proportions de sarin…
Quel est le jeu des acteurs ? L’offre russe n’est pas sérieuse, chacun le sait. L’objectif de Poutine n’est pas d’humilier Obama. Ni les Etats-Unis. Surtout pas. Mais de prendre l’avantage, l’ascendant. Tout en démontrant la fin de la superpuissance américaine (elle-même héritage de la fin de l’URSS), imposer la Russie de retour comme acteur (centre de la négociation syrienne) et comme alternative diplomatique aux Etats-Unis. L’affaire Snowden comme prémices. La Russie, bien évidement refuse la proposition de résolution de la France, trop contraignante. Grossière erreur diplomatique de la France ou au contraire manœuvre diplomatique visant à enfermer la proposition russe dans ses contradictions ?
Obama visait à agir à minima. Mais, attention, par orgueil politique, sa riposte militaire pourrait être disproportionnée. Obama risque fort (avec l’appui de François Hollande) de rechercher une légitimité de remplacement. Donc « d’aller à la pêche » à l’OTAN et à la ligue Arabe. Le soutien à minima de l’Union européenne lui étant assuré par le communiqué européen de Vilnius. Mais là encore, François Hollande a commis une erreur majeure en mettant une nouvelle fois à mal la relation franco-allemande. Alors que l’Allemagne est en pleine campagne électorale et que la Chancelière Merkel semble en position favorable pour l’emporter, il pousse l’Allemagne et la Chancelière un peu plus dans les bras de la Russie et Poutine finit par imposer Berlin comme point focal pour les Russes. Grave erreur pour l’avenir d’autant plus grave que l’axe franco-britannique ne peut jouer dans cette affaire, isolant davantage Paris.
Selon divers renseignements, l’ASL a perdu le contrôle militaire de la rébellion au profit des groupes radicaux islamistes. La rébellion a perdu une part de son poids dans les futures négociations. A contrario c’est actuellement le régime de Bachar qui est conforté.
Cette guerre risque fort de s’étendre. De guerre « civile », elle est devenue une guerre par procuration pour d’autres puissances (Qatar, Arabie Saoudite, Etats-Unis, France, Russie, Iran,). Ensuite elle débordera très vite sur le Liban, puis vraisemblablement sur le Golan, sur le nord de la Syrie c’est-à-dire la frontière turque… sans omettre la montée en tension pour Israël.
Le décideur politique est face à de mauvais choix faute d’avoir jamais voulu faire accepter des portes de sortie stratégiques (cf Tunisie, Egypte, Libye) et donc, quel que soit celui qui gagnera, la France comme les Etats-Unis vont perdre ! Nous pouvons même affirmer que les Etats-Unis et la France ont déjà perdu, tant sur le plan médiatique que sur le plan international. Les Etats-Unis montrant qu’ils ne souhaitaient plus avec ce Président s’engager avec la même force et la même détermination au Proche-Orient et la France ne devenant qu’un supplétif dans une région dans laquelle elle a pourtant toujours su jouer un rôle de premier plan. Les masques tombent et la France en sort cruellement affaiblie.
Alors quelles conséquences ?
D’abord des conséquences géopolitiques. Un monde libre. Un monde redevenu libre géopolitiquement. Voilà l’émergence de la fin de la période de transition commencée en 1989 avec la chute du mur de Berlin. Toute la problématique, toute la complexité du moment provient de l’absence de pensée stratégique ayant anticipé cette liberté géopolitique et capable de la gérer. Avec comme accentuation de la complexité, l’obsolescence des structures de sécurité (régionales comme internationales) mises en place depuis 1945. Paradoxalement, perdant ses « maîtres » traditionnels ; ce monde libre géopolitiquement induit une absence de liberté opérationnelle pour nos pays occidentaux dans des rapports de force corrigés par la quête d’un équilibre stratégique inatteignable. En ce sens, la Syrie peut être analysée comme un tournant.
La Russie est pour le moment le grand vainqueur de cette crise. Sans menace, elle s’est placée au centre du jeu. Elle a divisé le camp occidental, l’a poussé dans ses contradictions stratégiques et a démontré aux yeux de tous, notamment les émergents, ses insuffisances. Elle se réaffirme comme une puissance incontournable. A titre anecdotique, il est « savoureux » de voir s’impliquer la Russie sur ce dossier ! Il faut se rappeler que jusqu’à une date relativement récente, la Russie (et tout la Pacte de Varsovie) avait largement développé un concept d’usage de l’armement chimique dans sa doctrine d’emploi militaire (à usage tactique, bien en dessous du seuil nucléaire). Et l’on peut penser que le développement des capacités chimiques de la Syrie doit beaucoup à sa proximité historique avec l’ex-URSS…
L’Iran sort renforcée de cette crise. Elle réaffirme son rôle de protecteur des chiites notamment face à une menace d’intervention occidentale. Face aux hésitations américaines et occidentales, elle peut jauger sa marge de manœuvre.
Pour la France et l’Union européenne, cette reculade américaine démontre une nouvelle fois que non seulement la superpuissance américaine n’est plus ; mais surtout que les Etats-Unis n’interviendront désormais que pour leurs seuls intérêts et donc de manière parcimonieuse… Chypre, membre de l’Union européenne vient de se tourner vers la Russie… message pour le reste des européens ? Quant à notre pays, par le biais des actions / décisions de François Hollande et des erreurs dramatiques de notre diplomatie, il vient d’être brutalement renvoyée à ces insuffisances stratégiques….
Enfin, autre conséquence géopolitique, la menace terroriste s’estompe (en tant que concept stratégique), non par la fin d’Al-Qaeda ou la mort de Ben Laden mais par l’émergence de nouveaux acteurs et rapports de force stratégiques.
Ensuite des conséquences militaires. Ce que la Libye et le Mali avaient masqué se révèle : la France ne peut plus agir sans le soutien matériel des Etats-Unis et a perdu pour part sa réelle autonomie stratégique et donc son rang de puissance ! Il nous faut donc prendre en compte cette réalité (survenant à l’aube de notre débat parlementaire sur la LPM) et modifier en conséquence cette dernière faute de disparaître du paysage géostratégique. Ensuite, impérativement adosser à notre posture de dissuasion au sein de cet environnement stratégique naissant, une posture d’intimidation. Pour l’Union européenne (et donc pour la France), développer un outil militaire autonome capable de défendre pleinement nos intérêts sans les Etats-Unis. La constitution d’un tel outil ne constitue absolument pas une charge mais un devoir.
S’interroger aussi sur le concept des frappes et leur contrepoint politique. Des frappes aériennes ? Mais de quel niveau ? Opérationnel ? Alors les frappes doivent être chirurgicales, multiples et renouvelables impliquant l’emploi de forces au sol pour démultiplier leurs effets. Stratégiques ? Alors, on vise un effet significatif sur le niveau militaire, économique et politique de l’adversaire. Ce type de frappes se doit d’être puissant et si possible radical. Si nous réalisons des frappes, il nous faudra tout à la fois dissuader de tout nouvel emploi d’armes chimiques et intimider suffisamment pour amener les protagonistes à la table de négociation. Donc infliger de réels dommages (significatifs et durables) aux capacités militaires du régime syrien. Mais alors, quid des avantages donnés à la rébellion et notamment aux groupes islamistes radicaux et de leur future emprise sur la Syrie ? Quid de la Russie ? De la Chine ? Et plus prosaïquement, quid de la localisation des cibles (au milieu des populations) ? Bref, qui mesure les conséquences géostratégiques des frappes ? Cela implique alors qu’il est totalement contre-productif de fixer des limites de temps à l’opération (ne pas confondre avec la limitation donnée aux objectifs militaires) mais quid des opinions publiques et comment gagner la bataille médiatiques de ces opinions ? Conséquence : il ne faut pas fixer de limites hautes temporelles car cela nous affaiblit stratégiquement…Donc, forte nécessité de déployer des forces et moyens pour durer… Bien loin des envies politiques….
Les solutions sont diverses et ne peuvent être exclusives. Alors quelle solution privilégier ? Potentiellement, oui, une sorte de show of force, une démonstration de force occidentale MAIS assortie immédiatement d’une vraie conférence régionale avec tous les acteurs dont l’Iran ! Des frappes de missiles de croisière afin d’apaiser les émotions médiatiques, tout en permettant d’affaiblir le régime d’Assad tandis qu’en en sous-main nous favoriserons la reprise en main des insurgés par l’Arabie Saoudite (des grands démocrates eux aussi) et la mise en place d’insurgés « euro-occidentaux compatibles » que l’on pourra soutenir militairement. Mais le risque est grand que cela ne serve à rien, sauf à enclencher un processus militaire plus important. Puisque les frappes ne font rien, frappons plus fort. Puis plus fort. La bascule sera là. La guerre aussi.
Dès lors, il nous faut aussi mesurer les implications politiques de tout cela, et pour nos responsables, l’impérieuse nécessité de prendre de la hauteur….car dans des circonstances aussi graves, il convient de garder la tête froide et de s’exprimer avec responsabilité. Aucune action militaire ne doit dépendre de l’émotion et des médias. Si la volonté politique de notre exécutif ( ce qui aurait été une erreur) était le départ de Bachar Al-Assad, alors la priorité de notre diplomatie sur cette question devait être un accord avec la Russie et donc profiter du G20 pour définir un deal diplomatique : la Russie garderait son influence dans la zone, mais à elle de solutionner le problème et de trouver le successeur de Bachar….
Encore une fois, comme souvent, en raisonnant sous l’emprise de l’émotion, on s’attache plus à traiter les effets de la crise (massacre de populations) que les causes. C’est sans doute vendable plus facilement dans l’opinion publique mais cela explique la durée de nos cycles de gestion de crise (les Balkans, 20 ans en Bosnie, presque 15 au Kosovo et rien n’est réglé), en complet décalage avec nos propres cycles politiques (de 4 ou 5 ans !). Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de défendre le système en place. Le régime Assad (père et fils) demeure celui d’une minorité (alaouite) s’imposant par la force et la dictature à tout un pays (je n’ose écrire « peuple »). Je serai totalement cynique, je dirai qu’on peut y reconnaître une forme de stabilité (avec laquelle d’ailleurs tous les Etats à commencer par la France, ont dialogué pendant des années !).
Mais, il ne peut exister de diplomatie de l’émotion et de la représentation politique. Il faut d’abord effectuer une appréciation de situation politique et stratégique. En effet, gérer les effets de la crise peut se révéler relativement facile (toute proportion gardée) en les éradiquant et en faisant retomber la part d’émotion (l’effet CNN ou « 20heures »). Traiter des causes s’avère en général beaucoup plus complexe car on touche souvent au cœur de l’humain (ethnique, religieux, politique, etc.). Au niveau local, une guerre civile avec 100 000 morts et des crimes partagés. Au niveau régional, des pays voisins engagés et inquiets des répercussions. Au niveau mondial on montre ses forces et on essaie de se rassurer : la puissance résiduelle des USA, celle de la Russie, l’influence nulle de l’UE, nulle encore des autres pays (Chine, Inde, Brésil, etc), celle intéressée des pays arabes. Sur le plan historique, la France a une légitimité d’intérêt mais que veut-elle ? Se hausser du col, fortifier l’alliance avec une puissance ou avec l’autre, sanctuariser le droit international ? Sanctifier un siège au CSNU ? Favoriser la défense européenne ? Promouvoir la stabilité du Proche-Orient ? Saisir l’occasion pour promouvoir une attitude européenne ?
La décision politique doit s’imposer, y compris dans les opérations militaires. En ce sens, il ne peut y avoir de légitimité politique sans réussite militaire. En s’engageant sans stratégie de règlement politique, Barak Obama comme François Hollande ont placé leurs pays respectifs dans une position de faiblesse très lourde de conséquences. En particulier, François Hollande a fait montre d’une exceptionnelle désinvolture dans ses prises de positions, ses décisions politiques internationales et ses reculades. La Syrie n’est pas (pour le moment) la guerre d’Espagne. Il n’est pas Blum et ne doit pas avoir peur de l’histoire. Mais, françois Hollande est clairement mis en difficulté au niveau international ; et avec lui, la France. Très prosaïquement, après le refus d’accepter la présence de la diplomatie Française aux négociations, il est à craindre que notre pays ne fasse les frais de l’accord défini entre les Etats-Unis et la Russie à Genève… et des erreurs dramatiques à répétition de notre exécutif !