le poids politique de l’arme nucléaire


Nous publions ci-après un texte du VAE (2S) Thierry d’Arbonneau sur la dissuasion nucléaire.

Le 9 décembre 2013 Pierre Pascallon a réuni pour un colloque d’une journée à l’assemblée nationale, quatre tables rondes sur le thème de la dissuasion nucléaire. Plutôt orienté contre celle-ci, dans les sous-thèmes choisis comme dans les intervenants présents, en l’absence de la moindre voix officielle, et sans que le timing permette de débat, au moins pour les deux tables rondes du matin, telles étaient les conditions de mon intervention. Je me suis senti un peu seul, pas tout à fait mais un peu quand même… Le sous-thème étant « un avenir assuré ? », comprenons le point d’interrogation comme celui d’une moue dubitative, j’ai fait une courte intervention sur ce qui me paraît être l’élément déterminant et premier, le poids politique de l’arme nucléaire. Le texte de cette intervention est donné ci-dessous. Il devrait être publié dans un ouvrage regroupant toutes les interventions.
VAE (2S) Thierry d’Arbonneau

Le poids politique de l’arme nucléaire (09/12/13)

Le 6 septembre dernier, en plein milieu du G20 la Russie procède à un tir de Boulava, missile balistique lancé à partir d’un sous-marin. Tout sauf le hasard des calendriers. Le 23 novembre dernier la Chine décide de créer une zone d’identification aérienne en mer de Chine, incluant une île japonaise, au mépris des règles internationales. Les avions américains et sud-coréens refusent ostensiblement d’appliquer les consignes correspondantes. Les Américains déploient différents avions militaires, B 52 d’abord puis un vol du fameux B 2, bombardier stratégique furtif appartenant aux forces nucléaires. Pour un signal clair. Dans ces deux exemples récents, point d’intérêts vitaux en cause, point même une attitude menaçante, mais affirmation de l’existence de l’arme nucléaire, et derrière elle, de l’attention qu’il convient de porter aux propos. C’est une démonstration du poids politique actuel de l’arme nucléaire. Incidemment, une des réponses à ceux qui se demandent à quoi sert la composante aéroportée se trouve là…
En 1939 la France est très en pointe dans la recherche atomique et Frédéric Joliot-Curie entrevoit l’usage de charges explosives. Mais quand les Américains reprennent les études pendant la guerre, en compagnie des Anglais, les savants français de la France Libres installés outre Atlantique sont exclus du projet Manhattan, par volonté politique des Américains de conserver le monopole atomique. Si l’amiral Castex est en 1945 après les deux explosions nucléaires sur le Japon, un des premiers à comprendre la stratégie de dissuasion nucléaire du faible au fort avec l’impact politique déterminant qu’elle engendrera, le général de Gaulle, bien conseillé, mesure immédiatement l’importance pour la France d’être doté d’une arme nucléaire au plus tôt, et crée la CEA par ordonnance en octobre 1945. Organisme civil, dirigé par Frédéric Joliot-Curie, pas particulièrement porté vers la chose militaire, ce sont autant de signes qui marquent la destination non simplement militaire de l’arme. Dans le bouillonnement d’idées et de querelles, qui suit pendant la douzaine d’années suivantes, on note en 1954 une exclamation du général Ely, alors CEMA, regrettant l’absence d’arme nucléaire française jugée comme critère de grande puissance. Il est vrai que la place laissée à la France et à ses forces intégrées dans l’OTAN n’est alors pas glorieuse et même terriblement subalterne.
En 1958 Le général de Gaulle siffle la fin de la partie et les orientations sont claires pour aboutir à la construction d’armements nucléaires. La doctrine viendra plus tard, comme l’intendance, elle suit… Début 1960 Gerboise Bleue est la première explosion française. Le général de Gaulle s’écrie : Hourrah pour la France, elle est plus forte et plus fière ! et un peu plus tard : Notre pays est en mesure d’agir par lui-même et dans le monde, et il doit le faire car c’est là moralement un moteur indispensable à son effort. A ces formules vieilles de 50 ans et plus, répondent encore nos interventions actuelles en Libye, au Mali, en République Centre Africaine… mais encore faut-il avoir les moyens pour les conduire. Enfin il est notable qu’à partir de 1960 le général de Gaulle ne parle plus de l’ONU comme d’ « un machin ». La décision la plus politique et la plus significative est alors la sortie de la France de l’organisation militaire intégrée en 1966. Pendant ces années le général de Gaulle laisse les modèles d’armes nucléaires fleurir dans les esprits, en particulier les armes dites tactiques, et s’il ne savoure pas spécialement les plaisirs de la dialectique de la dissuasion qu’il laisse à d’autres, il affirme deux principes fondamentaux : la France doit garder son autonomie de décision, et lui seul en tant que président peut déclencher le feu nucléaire. Ces deux principes donnent son poids politique à l’arme nucléaire.
La ou les doctrines suivent cependant. La France a la chance de disposer alors de ces stratèges éminents dont on semble regretter l’absence aujourd’hui. Le général Pierre Gallois, précurseur qui a converti le général de Gaulle à la stratégie du faible au fort, publie en 1960, Raymond Aron qui va vers la riposte graduée chère aux Américains, en 1963, le général Beaufre qui fait la synthèse publie en 1964, le général Ailleret avec le « tous azimuts » en 1967, le livre blanc de 1972 s’illustre avec le couplage conventionnel nucléaire. Il faudra ensuite attendre le livre blanc de 1994 pour découpler… La période est marquée principalement par le débat sur les armes dites tactiques qui deviennent préstratégiques, puis d’ultime avertissement, cette gesticulation utile quoique trop militaire n’ayant sans doute pas d’autre sens que de donner de la visibilité à l’arme, que par nature le sous-marin peut peiner à offrir…
Le président Mitterrand montre avec vigueur début 1983 dans un discours resté fameux au Bundestag, en pleine crise des euromissiles, quelle audience et quelle autorité politique lui donne la dimension nucléaire de notre pays. Dans ses propos il plaide pour la force du couplage de l’Europe et de l’Amérique qui doit perdurer, mais que serait la réalité de ce couplage s’il n’existait une force nucléaire française indépendante ? S’identifiant à son tour à la dissuasion nucléaire, il repositionne l’arme nucléaire au travers de cinq convictions politiques : l’arme nucléaire empêche la guerre et non pas cherche à la gagner ; elle traite des intérêts vitaux ; elle est toujours de nature stratégique ; le préstratégique appartient au stratégique et n’est pas le prolongement du conventionnel ; la décision de déclencher le tir nucléaire est du ressort exclusif du président.
La chute de l’Union Soviétique va apporter dix années de doute, accompagné d’une réduction sensible de l’arsenal français, logique mais sans contrepartie ni diplomatique ni militaire. Il faut attendre 2001 pour que le président Chirac dans un discours fameux à l’IHEDN plaide à nouveau pour la dimension politique qu’a conservée l’arme nucléaire à ses yeux. La phrase qu’il prononce le résume clairement : Sans l’arme nucléaire, la France ne serait pas la grande puissance qu’elle est, capable d’exprimer dans le concert des nations, une position autonome, indépendante et respectée, ce à quoi répond dans ces années le président Poutine : Sans le nucléaire, civil et militaire, la Russie de serait pas une puissance régionale mais un état du tiers monde… A cette époque la France décide de ne pas intervenir en Irak, position indépendante difficile à soutenir face à nos Alliés, qui conduit le président à confier à ses proches Heureusement que nous avons l’arme nucléaire, ce qui répond en écho à la formule fameuse du Guy Mollet en 1956 : Si j’avais eu le bombe, jamais ne n’aurais quitté Suez.
Cette dimension politique de l’arme nucléaire, préférable à la dimension militaire tentante de ses débuts, est un fait sur lequel s’appuient tous les présidents successifs. Elle a une condition, c’est sa crédibilité. Crédibilité de l’outil sous toutes ses facettes, crédibilité des hommes, le président à un bout de la chaîne, le commandant du sous-marin à l’autre bout, crédibilité acquise au gré des comportements, des décisions, des actes. Chaque décision étudiée doit donc impérativement être lue selon le critère de la crédibilité, telle qu’elle peut être ressentie par « l’autre ». La stratégie de dissuasion qui a toujours été une stratégie de moyens, une fois entendu le poids essentiellement politique de l’arme, doit alors engendrer une série de mesures financières lourdes que seul un pouvoir politique démocratique et fort peut prendre à bon escient. Il lui faut le courage et la fermeté qui s’imposent car la décision de déclencher le tir nucléaire est du ressort exclusif du président.
VAE (2S) Thierry d’Arbonneau